3‣ Créer avec l'IA du matériel pédagogique aligné
Comment peut-on transformer la menace de l'intelligence artificielle en potentiel créateur ? L'IA peut contribuer à la création de matériel pédagogique aligné en maintenant l'expertise humaine au centre des décisions.

Comment peut-on transformer la menace de l'intelligence artificielle en potentiel créateur ? L'IA peut contribuer à la création de matériel pédagogique aligné en maintenant l'expertise humaine au centre des décisions. On peut construire des outils riches et complets qui alignent solidement les objectifs, les tâches et les évaluations afin de soutenir l'apprentissage.

► FACE au défi d'intégrer une nouvelle approche pédagogique (ELLAC), d'explorer des œuvres récentes et, surtout, de voir à la préparation d'un cours que je devais donner avec peu de préavis, j'ai fait appel à l'IA non seulement pour accélérer mon travail, mais me soutenir afin d'en élever la qualité. Mon exploration a débuté avec ChatGPT (OpenAI), puis avec Gemini (Google). Mais c'est avec l'arrivée de Claude (Anthropic), en juin 2024, que mon expérience a connu un tournant. Cette «collaboration» a transformé ma façon de travailler.
L'intégration de l'IA dans l'éducation n'est pas une possibilité future — c'est notre réalité actuelle. Ce changement exige plus qu'une acceptation passive ou une résistance futile. Il nécessite une réinvention fondamentale de la façon dont nous enseignons, apprenons et évaluons les connaissances. À mesure que l'IA devient partie intégrante du paysage éducatif, notre attention doit évoluer. L'objectif n'est pas de surpasser l'IA ou de prétendre qu'elle n'existe pas, mais d'exploiter son potentiel pour améliorer l'éducation tout en atténuant ses inconvénients. La question n'est plus de savoir si l'IA va changer l'éducation, mais comment nous allons façonner ce changement pour créer un environnement d'apprentissage plus efficace, équitable et engageant pour tous.
Ethan Mollick, «Post-apocalyptic education» (Mollick, 2024).
Ethan Mollick, dans Co-Intelligence : Living and working with AI, propose quatre principes fondamentaux pour aborder l'intelligence artificielle au boulot :
- Toujours inviter l'IA à la table
- Être l'humain dans la boucle
- Traiter l'IA comme une personne, mais lui dire quel type de personne elle est
- Supposer que c'est la pire IA que vous utiliserez jamais
J'ai vite trouvé que ces principes offraient un cadre pratique pour intégrer l'IA dans mon travail tout en maintenant mon rôle d'expert humain. Le choix de Claude reposait sur plusieurs facteurs : non seulement mon matériel pédagogique n'est pas utilisé pour entrainer Claude, mais sa maîtrise du français et sa capacité à comprendre mes demandes complexes m'ont rapidement convaincu d'opter pour le plan professionnel. Je ne le savais pas encore, mais en juin 2024 cette IA n'allait pas seulement être une ressource pratique, elle allait devenir un outil professionnel de premier plan.
Quelques critères de sélection
À suivre les mésaventures d'OpenAI, j'ai compris que je ne voulais pas travailler avec ChatGPT et je m'éloignais progressivement de Gemini pour des raisons de sécurité des informations et pour des raisons éthiques. Non seulement l'IA constitutionnelle de Claude répondait à mes besoins, mais, contrairement à OpenAI et Google, Anthropic indiquait ne pas utiliser les entrées ou sorties des IA pour entraîner ses modèles. L'entreprise utilisait des données provenant de trois sources : les informations disponibles sur Internet, des données obtenues sous licence et enfin des données fournies par le crowdsourcing (Anthropic, 2024).

J'ai contextualisé mon travail et mes objectifs, j'ai fourni sans crainte des documents que j'avais conçus et j’ai commencé à expérimenter de nouvelles pratiques avec, à mes côtés, un infatigable assistant boosté aux stéroïdes.

Comme tout LLM, Claude reste généraliste : il m'est arrivé de rejeter des fabulations ou de devoir écarter certaines suggestions basées par exemple sur des neuromythes par exemple. Ceci illustre bien le principe 4 de Mollick — c'est la pire IA que vous utiliserez jamais. Mais, somme toute, le résultat est assez impressionnant. J’ai produit en trois semaines un Manuel très complet – près de 145 pages – pour le cours Écriture et littérature (le premier cours de la séquence obligatoire en littérature au cégep). On y trouve la théorie sur les concepts utilisés, de multiples stratégies pratiques et les exercices d'un portfolio d'apprentissage.

Je n'aime pas beaucoup parler de «collaboration» ou de «co-intelligence». Je trouve que c'est exagérer le visage «humain» de l'IA. L'intelligence de la machine artificielle est une illusion et nous reviendrons sur son fonctionnement dans une autre chronique. En réalité, le travail avec l'IA est surtout itératif : il est fait d'allers et de retours, de consignes et de rétroactions, de productions et d'ajustements constants. Je ne crois pas nécessairement sauver du temps en utilisant l'IA, mais mon temps est certainement utilisé autrement. À l'usage, il devient vite évident que l'on peut produire davantage de contenu, de précision, de compléments avec l'aide de la machine.
Je donne pour exemple une stratégie de lecture qui consiste à observer les personnages. L'objectif ici est de développer une compétence cognitive de niveau 4 dans la taxonomie de Bloom )révisée par Krathwohl et Anderson) : analyser. Pour ce faire, l'activité est centrée sur les l'observation des personnages. Il s'agit de «développer une compréhension approfondie des personnages pour enrichir l'analyse du texte et affiner sa perception de la complexité humaine». L'IA m'a aidé à décrire la tâche et préciser les savoirs, savoir-faire et savoir-être nécessaires.
Elle m'a permis de préciser le «comment faire», c'est-à-dire la stratégie elle-même. Elle m'a aidé à motiver son utilisation et à l'orienter vers trois axes : l'apparence physique du personnage, sa vie intérieure et ses relations avec le monde. J'ai créé des exemples à partir de l'oeuvre au programme et j'ai même indiqué quelques pièges dans lesquels on peut parfois tomber. Quand j'ai terminé la description des stratégies, Claude m'a aidé à les relier et à proposer à l'élève des pistes complémentaires pour aller plus loin. Chaque stratégie est cohérente, claire, étendue et systémique.

Une fois la stratégie conçue, un exercice pratique est développé selon le même modèle. L'application de la stratégie reprend essentiellement les mêmes concepts, les met en contexte, explique autrement la même tâche. Elle décrit l'application concrète en détaillant les consignes et les buts. Chaque application permet à l'élève de développer sa métacognition par une brèves auto-évaluation de son travail.

Grâce à l’apport de l’IA, mon matériel pédagogique est encore plus explicite. Il est complet, harmonisé, utile, pratique et surtout : il me permet un meilleur alignement curriculaire : mes objectifs et mes attentes sont clairs — mes consignes sont cohérentes et conséquentes. L'évaluation qui en découlera n'aura rien de surprenant pour l'élève (nous développerons l'aspect de l'évaluation dans de nombreuses autres chroniques).
Après cette expérience, que conclure ? Que dit la recherche ?
Définir les limites : ce que l'IA peut et ne peut pas faire
Cette expérience de l'IA au travail s'inscrit dans un phénomène plus large, bien documenté par une étude récente intitulée Navigating the Jagged Technological Frontier (Dell'Acqua et al., 2023). Cette recherche met en lumière ce que les auteurs appellent la « frontière technologique irrégulière » de l'IA, où certaines tâches sont facilement réalisées par l'IA, tandis que d'autres, apparemment similaires, restent hors de sa portée. Les chercheurs réalisent que « les professionnels qui naviguent habilement sur cette frontière obtiennent d'importants avantages en termes de productivité lorsqu'ils travaillent avec l'IA, tandis que l'IA peut en fait diminuer les performances lorsqu'elle est utilisée pour un travail en dehors de la frontière ».
L'étude de Dell'Acqua et al. (2023), menée auprès de 444 professionnels pendant 6 mois, démontre que l'IA peut augmenter significativement la productivité (+25%) et la qualité du travail (+40%). Dans le domaine spécifique de l'écriture, Noy et Zhang (2023) observent une réduction du temps d'exécution de 40% et une amélioration qualitative de 18%. Plus intéressant encore : l'IA tend à niveler les écarts de performance entre utilisateurs. Ces résultats, bien qu'obtenus dans des contextes contrôlés, rejoignent mon expérience de juin 2024 : la création aussi rapide de mon manuel n'aurait pas été possible sans l'IA.
L'article Navigating the Jagged Technological Frontier rappelle cependant l'importance de rester vigilant quant aux limites de l'IA, en particulier pour les tâches situées en dehors de sa frontière de compétences. On peut comprendre par exemple que certains aspects de l'enseignement, comme l'évaluation fine des compétences des étudiants ou la réponse en temps réel à leurs besoins, restent fermement dans le domaine humain. Ces observations rejoignent les conclusions de l'étude sur l'importance de la complémentarité entre l'humain et l'IA.
Deux modèles de «collaboration humain⇄IA»
L'article Navigating identifie deux approches de «collaboration» avec l'IA. Le modèle Centaure implique une alternance stratégique entre tâches IA et humaines – comme un cavalier guidant sa monture. Le modèle Cyborg, lui, représente une intégration plus profonde où humain et IA travaillent en symbiose constante.
Dans ma pratique, j'adopte surtout la posture Centaure : mon expertise guide l'IA. Pour moi, cette frontière H⇄IA, bien qu'irrégulière, est essentielle à maintenir : elle permet d'exploiter la puissance de l'IA tout en préservant le contrôle pédagogique. C'est moi qui demeure le spécialiste, je suis le seul expert dans la classe, le seul qui accompagne les apprenants.
L'IA peut augmenter l’efficacité de l’enseignant·e, mais il faut rappeler que c'est sa compétence professionnelle qui guide l'ensemble du contenu et des interventions, de la conception jusqu’à la mise en œuvre. L’enseignant·e est l’acteur ou l’actrice principal·e. Sans ces compétences, on risque de simplement reproduire du contenu généré par l'IA sans réelle valeur ajoutée, si ce n’est pas du contenu tout simplement faux ou erroné (mais apparemment plausible). N’est-ce pas ce que l’on reproche aux élèves qui délèguent leurs travaux aux chatbots? Nous ne sommes pas tellement différents d'eux. Nous faisons face aux mêmes tentations.
Cette expérimentation avec l'IA m'a amené à repenser fondamentalement mon approche de l'enseignement de la littérature : j'ai compris que l'analyse littéraire était un prétexte pour développer le «processus réflexif» et l'autonomie de l'élève. _ ◀︎
Modalités éditoriales
H⇄IA:Ce
CC BY-SA 4.0 (Attribution - Partage dans les mêmes conditions)
Publié le 15 octobre 2024 · Révisé le 12 août 2025
Références
Anthropic. (2024). Comment utilisez-vous les données personnelles dans l'entraînement des modèles ?https://support.anthropic.com/fr/articles/7996885-comment-utilisez-vous-les-donnees-personnelles-dans-l-entrainement-des-modeles
Bowen, J. A., & Watson, C. E. (2024). Teaching with AI: A practical guide to a new era of human learning. Johns Hopkins University Press.
Dell'Acqua, F., McFowland III, E., Mollick, E., Lifshitz-Assaf, H., Kellogg, K. C., Rajendran, S., Krayer, L., Candelon, F., & Lakhani, K. R. (2023). Navigating the jagged technological frontier: Field experimental evidence of the effects of AI on knowledge worker productivity and quality (Harvard Business School Working Paper No. 24-013). https://www.hbs.edu/ris/Publication%20Files/24-013_d9b45b68-9e74-42d6-a1c6-c72fb70c7282.pdf
Mollick, E. (2024). Co-intelligence: Living and working with AI. Penguin Random House.
Mollick, E. (2024, 30 août). Post-apocalyptic education. One Useful Thing. https://www.oneusefulthing.org/p/post-apocalyptic-education
À explorer
Pour voir l'évolution de la méthode :
- 28‣ Améliorer le matériel pédagogique - Comment passer du tâtonnement initial à une approche structurée pour réviser et optimiser le matériel créé avec l'IA
Pour approfondir l'utilisation méthodique :
- 24‣ Valider avec l'IA - Une démarche systématique en trois temps pour intégrer l'IA dans le développement professionnel tout en préservant l'expertise humaine
Pour voir l'application en évaluation :
- 6‣ Expérimenter l'évaluation avec l'IA (1/2) - L'application concrète du modèle Centaure dans l'évaluation : l'IA génère, l'humain valide et adapte
Pour une vision d'ensemble :
- 25‣ Adapter sa pédagogie - L'utilisation de l'IA comme assistant pédagogique intégrée dans une transformation pédagogique globale