21‣ Alléger la charge de l'évaluation

Comment de nombreuses évaluations peuvent-elles paradoxalement alléger la charge de l'enseignant·e ? Une analyse des facteurs de stress (Lupien) nous invite à voir comment une pratique alternative de notation peut transformer l'évaluation d'un «fardeau anxiogène» en «dialogue constructif».

21‣ Alléger la charge de l'évaluation
Roadsworth, HJM NATURE VS NURTURE, 2018, Habitations Jeanne Mance, Montréal, Québec, Canada. Production : MU. Reproduit avec l'autorisation de l'artiste. Source

L'évaluation traditionnelle impose à l'enseignant·e une double charge – cognitive (évaluer selon plusieurs critères) et émotionnelle (l'impact des décisions sur le parcours de l'apprenant·e). Cette activité déclenche plusieurs facteurs de stress. Comment de nombreuses évaluations – plus courtes et holistiques – peuvent-elles paradoxalement alléger la charge de l'enseignant·e ? Une pratique alternative de notation (PAN) transforme cette dynamique : elle redéfinit l'erreur comme une étape naturelle plutôt que comme une fatalité et elle libère l'enseignant·e d'un poids non négligeable.

La double charge de l'évaluation traditionnelle

► LES travaux de Chanquoy, Tricot et Sweller (2007) nous aident à comprendre comment la charge cognitive, particulièrement intense en situation d'évaluation, mobilise nos ressources mentales. Cependant, l'évaluation que je pratiquais jusqu'à maintenant – comme celle de bien des collègues – m'imposait une double charge dont je n'étais pas toute à fait conscient. Il y a bien sûr l'intensité des traitements cognitifs requis pour évaluer simultanément plusieurs critères, mais aussi une charge émotionnelle à travers l'impact anticipé sur le parcours des élèves. Je n'avais pas pris conscience que le poids de cette dernière était si grand... avant de disparaître !

Lupien (2023) présente 4 facteurs principaux du stress sous l'acronyme CINÉ : perte de contrôle, imprévisibilité, nouveauté et menace à l'ego.

  1. Il n’y a pas de perte de contrôle sur le processus d’évaluation et ses conséquences, il y a plutôt une perte de contrôle sur les conséquences de l’enseignement. Vérifier la compréhension des élèves revient à vérifier l’efficacité de l’enseignement et, par conséquent, de l’enseignant·e. Est-ce que ce que j’ai enseigné et comment je l’ai fait a porté ses fruits? Qu’est-ce qui m’appartient dans ces résultats et qu’est-ce qui appartient à l’élève? Qu’est-ce qui appartient à des facteurs externes? Je perds le contrôle sur les conséquences de mon action ici et le lâcher prise n'est pas toujours facile.
  2. Je ne sais pas quels résultats je vais rencontrer. J’ai des perceptions qui peuvent être erronées. Mes pratiques guidées m’ont donné une certaine idée, mais comment l’apprenant·e se débrouille-t-il ou elle en situation autonome? Quel est son degré d’autonomie? A-t-il ou a-t-elle bien utilisé les outils et les stratégies enseignés? Où seront les inévitables erreurs? Y aura-t-il des maladresses ou des erreurs plus communes que d’autres? C'est imprévisible.
  3. Bien qu’ils soient toujours soumis aux mêmes critères d’évaluation (structure, rigueur, plausibilité, nuance, français écrit) et aux mêmes barèmes inspirés de la taxonomie SOLO (préstructurel, uni et multistructurel, relationnel et abstrait étendu), chaque artefact demeure une nouveauté, une variation associée à un certain degré d’incertitude. Ce caractère est inhérent à la situation authentique d’apprentissage et d’évaluation. La tension sur le plan de la nouveauté est due au fait que les artefacts sont des productions distinctes : appliquer des stratégies de lecture, faire une description de personnage, concevoir une carte mentale, préparer un plan sont des activités dont les habiletés cognitives sont variables et complexes. Par exemple, même si j’évalue la « structure » (ou la méthode) à chaque fois, l’application est toujours nouvelle. Il y a toujours une part d’impondérable.
  4. La menace à l’ego est variable, mais toujours présente, que l’on soit débutant ou très expérimenté en enseignement. Mesurer l’impact de notre enseignement est confrontant, car cela exige d’apprécier nos forces et nos défis en tant qu’humain et de faire face à nos responsabilités. Nous sommes aussi des apprenants !

Ce bref perçu des facteurs CINÉ permet de comprendre pourquoi l'évaluation traditionnelle peut être si éprouvante émotionnellement pour les enseignants. Non seulement le système sommatif génère chez l'enseignant une charge émotionnelle considérable, il crée de multiples sources de stress qui peuvent également entraver l'apprentissage des apprenant·es. «En classe, les élèves peuvent se sentir menacés par des sentiments d'aliénation ou déstabilisés face à des leçons et du matériel d'apprentissage incompréhensibles. L'anxiété liée aux examens, la peur d'être ridiculisé pour avoir donné une «mauvaise» réponse, les sentiments d'isolement dus à des différences physiques ou linguistiques, la frustration de ne pas comprendre les informations présentées – tous ces sentiments négatifs sont autant de sources de stress qui peuvent compromettre l'apprentissage.» (Wilson et Connyer, p. 102)

Ces différents facteurs s'accumulent et peuvent créer des situations très difficiles, particulièrement au niveau collégial.

Les plus récentes données sur la santé mentale des étudiants montrent aussi que la proportion des personnes qui déclarent vivre beaucoup de détresse psychologique a doublé chez les étudiantes collégiales, passant de 18 % avant la pandémie à 36 % post-pandémie. Ce taux a presque triplé chez les étudiants collégiaux, augmentant de 9 % à 26 %.

Katrine Desautels, (PC), Le Devoir, 29 octobre 2024)

Un allègement significatif

La PAN transforme profondément le rapport à l'évaluation en incarnant ce que Dweck appelle «l'état d'esprit de développement» : l'idée que nos capacités, loin d'être figées, peuvent se développer avec le temps et la pratique. Cette perspective redéfinit fondamentalement l'erreur, qui n'est plus une fatalité à sanctionner mais devient une étape naturelle et constructive de l'apprentissage. En libérant l'évaluation de sa fonction strictement sommative, la PAN crée un environnement propice au développement de ces compétences fondamentales, tant pour l'élève que pour l'enseignant.

L'impact le plus significatif – et peut-être le plus inattendu – de cette transformation du travail enseignant concerne justement sa dimension émotionnelle. La PAN libère de ce fardeau en reconnaissant la nature non-linéaire de l'apprentissage. Les difficultés initiales ne sont plus vécues comme des échecs définitifs, mais comme des étapes dans un processus de développement. Cette perspective rejoint ce que Hattie (2017) souligne : «les erreurs créent des possibilités. Elles ne devraient pas être perçues comme une source de honte, un signe d'échec ou quelque chose à éviter» (p. 179).

La recherche en sciences cognitives nous rappelle un fait important : si nous ne pouvons pas éliminer toutes les sources de stress dans la vie de nos élèves, nous avons la possibilité de créer en classe un environnement propice à l'apprentissage. Cet environnement sécurisant, où l'erreur est acceptée et même valorisée comme outil d'apprentissage, permet aux élèves de prendre ces risques intellectuels essentiels à leur développement. La pratique alternative de notation contribue directement à créer ce climat de confiance en désamorçant la charge émotionnelle traditionnellement associée à l'évaluation.

La pratique alternative de notation, avec sa note qualitative non chiffrée, ses rétroactions et ses jetons, agit précisément sur ces mécanismes psychologiques qui créent la charge émotionnelle. En permettant les reprises, elle transforme l'erreur d'une menace à l'estime de soi en opportunité d'apprentissage. En valorisant la progression individuelle plutôt que la comparaison sociale, elle atténue les sentiments d'isolement qui peuvent paralyser certains élèves. En fournissant des rétroactions constructives et régulières, elle aide à surmonter la frustration de l'incompréhension initiale.

Une charge transformée

Avec une PAN, je constate une transformation concrète dans la qualité des interactions avec les apprenant·es. Leurs questions témoignent d'une curiosité intellectuelle nouvelle : certains s'interrogent sur des concepts complexes comme l'aliénation des nations autochtones (dont je n'ai jamais parlé en classe!), dépassant largement le cadre habituel du cours de littérature 101. Je le vois dans leurs yeux brillants, leurs sourires, leur attitude : ce ne sont plus des élèves qui chassent les points, mais des apprenants engagés dans une démarche authentique de réflexion. Leur engagement se révèle aussi dans leur approche du français : plutôt que de simplement utiliser le correcteur en ligne, ils cherchent à comprendre les mécanismes de la langue, viennent me questionner sur les classes de mots et les fonctions syntaxiques. Cette volonté de comprendre plutôt que de simplement «corriger» témoigne d'un changement profond dans leur rapport à l'apprentissage.

Comme le souligne Viau, «une évaluation qui permet à l'élève de constater sa progression crée un cercle vertueux de motivation et de développement» (Viau, 2009). Les recherches en motivation scolaire montrent que ce changement de paradigme améliore significativement la motivation intrinsèque et l'estime de soi des élèves (Lieury & Fenouillet, 2019). La PAN ne fait pas que réduire la charge émotionnelle de l'évaluation – elle transforme qualitativement l'expérience d'enseignement pour créer un environnement plus propice à l'apprentissage, tant pour les élèves que pour les enseignants.

Lire et évaluer les travaux des élèves chaque semaine n'est plus la tâche anxiogène que je connaissais. Elle est devenue une occasion d'observer leur progression, de constater comment ils s'approprient les stratégies enseignées, d'apprécier leur engagement croissant dans l'apprentissage. J'ai même découvert – et j'hésite presque à l'avouer – un certain plaisir dans cette activité que je redoutais tant auparavant.

Bien sûr, rien n’est parfait. Et cette transformation n'est pas non plus magique. Elle découle d'un ensemble de changements qui ne sont pas toujours faciles à vivre, mais qui se renforcent mutuellement : le séquençage des tâches réduit la surcharge cognitive, l'enseignement explicite structure l'apprentissage, et surtout cette approche de l'évaluation valorise le développement plutôt que le jugement. Délestée des émotions négatives qui l'accompagnaient traditionnellement – anxiété face aux échecs, culpabilité face aux notes faibles, frustration devant les erreurs répétées – l'évaluation retrouve cependant sa fonction première : guider l'apprentissage.

Les données du monitorage comme les observations de terrain confirment cette évolution : plus de 90% des élèves estiment que le climat de classe favorise leur apprentissage. Ce n'est pas surprenant. Je crois que cette PAN transforme l'évaluation d'un fardeau en un dialogue constructif entre l'enseignant et les apprenant·es. _ ◀︎

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Publié le 11 décembre 2024 · Révisé le 18 août 2025

Références

Chanquoy, L., Tricot, A. et Sweller, J. (2007). La charge cognitive : théorie et applications. Armand Colin.

Desautels, K. La culture de performance a pu contribuer aux enjeux suicidaires d’étudiants, Le Devoir, 29 octobre 2024 [En ligne]

Dweck, C. S. (2019). Changer d'état d'esprit : Une nouvelle psychologie de la réussite. Mardaga.

Hattie, J. (2017). L'apprentissage visible pour les enseignants. Presses de l'Université du Québec.

LIEURY, Alain, et FENOUILLET, Fabien (2019). Motivation et réussite scolaire (4e éd.). Paris : Dunod, coll. « Éducation sup », 224 p.

LUPIEN, S. (2023). Le stress au travail vs le stress du travail. Éditions Va Savoir.

Talbert, R. (2023). Grading for Growth: A Guide to Alternative Grading Practices that Promote Authentic Learning and Student Engagement. Stylus Publishing.

Viau, R. (2009). La motivation à apprendre en milieu scolaire. ERPI.

Wilson, Donna, & Conyers, Marcus. (2020). Five Big Ideas for Effective Teaching: Connecting Mind, Brain, and Education Research to Classroom Practice (2e éd.). Teachers College Press.

À explorer

Pour comprendre les fondements théoriques :

  • 16‣ Équilibrer la charge cognitive - La théorie de Chanquoy, Tricot et Sweller qui explique pourquoi l'évaluation traditionnelle impose une double charge cognitive et émotionnelle, et comment le séquençage des tâches libère les ressources mentales

Pour découvrir le système qui transforme l'évaluation :

Pour voir l'impact sur la motivation des élèves :

  • 15‣ Repenser l'erreur - Comment la PAN transforme la motivation selon Viau : réduction du stress, compréhension des erreurs et passage d'une «logique de contrôle» à une «logique de croissance»

Pour comprendre la vision systémique :

Codex Numeris. Explorer. Réfléchir. Transformer.